Une fois, elle passe son bras autour de mes épaules.
Des années durant je m’accroche à cette exception: une proximité physique adéquate. J’y lis l’approbation; une sympathie; allez, on va dire: de la fierté. Jusqu’au jour où je conscientise que ce geste a eu lieu devant témoins. Comment ai-je pu être si naïve, si longtemps? Probablement parce que j'avais besoin d’y croire.
Aux autres, elle parle de nous en termes favorables. Nous admirons sa loyauté; puis, quelque part, cela signifie qu’elle nous apprécie quand même un peu. Il ne nous vient pas à l’esprit qu’il s’agit d’une stratégie.
Se montrer aimable, patiente et compatissante devant les autres, et haineuse en leur absence, sans jamais s’emmêler les pinceaux, c'est de l'ordre d'Hannibal Lecter. Vous voyez?
Ce psychopathe né de la plume de Thomas Harris, qui se contrôle en permanence, et qui fascine les gens malgré qu’il se nourrisse de chair humaine.
Elle se nourrissait de notre âme.
«Tu as tellement de chance d’avoir une mère comme elle.»
J'enregistre l’information depuis toute petite. Puisque le monde l'adule, si elle me dit que je suis presque irrécupérable, c'est que c’est vrai. Elle me connaît, elle sait ces zones marécageuses, nauséabondes en moi que je ne distingue pas. Heureusement qu’elle ose me dire la vérité, parce que les autres craignent de m'en parler.
«Les autres» ... Ce magma impersonnel dont j’ai appris à me méfier. Ces gens qui ne me communiquent rien directement, mais expriment à ma mère leurs appréhensions. Je suis tellement habituée à vivre dans la peur et dans la honte que jamais je ne vérifierais auprès de ces personnes. Je ne doute pas de ma mère, et je suis convaincue qu’elles confirmeront.
Je ne me confie pas non plus à ma grand-mère Mamita, mon autre grand-mère, de qui je suis pourtant très proche: et si, en découvrant ces travers que ma mère s’évertue à corriger, ma grand-parente réalisait qu’elle se trompait — qu’elle avait tort de m’aimer? Je n’imagine pas le concept d’amour inconditionnel. Moi, j’ai trop de mauvais, caché dans des endroits bizarres, j’en ai jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle.
«Ton amie voulait te parler au téléphone, mais elle m’a d’abord demandé si tu étais de bonne humeur. Continue comme ça, et bientôt tu auras réussi à faire le vide autour de toi.»
«Elles sont plusieurs mamans d’élèves à s’interroger à ton sujet.»
De quatre à dix ans environ, j’ai une meilleure amie. Je suis numéro 1 dans le cœur de quelqu’un! Nous fabriquons des potions à base de produits nettoyants (c’était les années 80), jouons dehors, nous racontons tout (sauf ce qui se passe à la maison, en ce qui me concerne). Vers l’âge de onze ans, elle se rapproche beaucoup de l’une de nos copines de classe.
«Elle a reçu des patins à roulettes de la part des parents de cette fille. Tu ne comptes plus pour elle. C’est l’autre, maintenant, sa meilleure amie.»
Je bondis à pieds joints dans le piège. Profondément déstabilisée, je m’éloignerai de mon amie sans un mot.
photo © https://unsplash.com/fr/photos/Vqg809B-SrE?utm_source=unsplash&utm_medium=referral&utm_content=creditShareLink