Lorsque je parle du fait que ce n'était pas trop rose quand j’étais petite, j'entends habituellement: «On dirait pas! T'as l'air super équilibrée, super heureuse.» Ouf!
Enfant, la moindre expression faciale non-souriante pouvait être interprétée comme une critique, c’est-à-dire une déclaration de guerre. J'ai appris très tôt à afficher un profil calme et souriant
en toutes circonstances.
Au fil des années est apparue la peur de passer pour une affabulatrice. C’est vrai, quoi. Déjà que les personnes qui connaissent ma mère ne me croiraient pour rien au monde...
Je réponds donc à présent: «J’ai fait beaucoup de thérapie».
Je ne détaille pas les divers professionnels consultés, le nombre de livres lus, l'argent et le temps investis. Il m’arrive de faire allusion à ma routine stricte. Ou au médicament que j’absorbe quotidiennement, sans lequel mon cerveau engendre une triple bande d’information continue, façon CNN: culpabilisation, complexification, aggravation.
Et les apparus dans mes
chemins, pour reprendre les mots de Verhaeren! Ces rencontres salutaires,
parfois fugitives, ces regards ou ces paroles dans lesquels j’ai puisé de quoi me
construire suffisamment pour être apte à la démarche thérapeutique.
Malgré tout, si j’oublie de cuire les pommes de terre et que le reste du repas est prêt, c’est la catastrophe. Étau dans le ventre, impression de péril imminent. Une psychiatre m’a expliqué que lorsque j’étais très jeune, mon cerveau a catalogué certaines sensations comme dangereuses, et qu’elles demeureraient emprisonnées sous ce label. Je peux donc accomplir un deuil, et mettre un terme à une quête impossible et débilitante. Je continuerai de me catastropher pour les pommes de terre, mais je m’exerce à éponger la peur. Meurt-on de manger des pommes de terre en fin de repas?
Lorsque je ne suis pas à l’aise avec quelqu’un, souvent, je ne sais pas pourquoi. Manque d'atomes crochus? Crainte de m’exprimer? J’ai encore l’habitude de sonder les paroles et de scruter les visages, à l’affût des déclencheurs, prête à enrayer d’éventuels conflits. Je vis encore sous tension même si rien de réel ne menace. J’apprends à le dire, quand quelque chose me choque, quand je ne suis pas d'accord. Mon corps m'y encourage: je discerne des indices si longtemps ignorés que je les croyais inexistants. Mains et aisselles qui chauffent, poitrine qui se comprime.. Tant d’informations, claires pour d’autres, se nichent dans les recoins de mon labyrinthe mental.
Parfois, je dis mal, et je m’en veux. Parfois, je ne dis pas — et je m'en veux. «Tu te poses trop de questions». Ah, zut. Je n’ai plus l’air super équilibrée et super heureuse.
Moi qui ai bénéficié de mains tendues, je me demande. Comment les autres gèrent-ils?
Comme ils peuvent. Comme moi, ils se mettent en colère ou s’auto-détruisent. Ils agressent des gens, développent des maladies, boivent, se droguent ou vivent dans la rue. On les punit: ils croupissent en prison pendant qu’il y en a qui se tapent dans le dos en s’écriant que justice est faite.
[AVERTISSEMENT DE VIOLENCE] Richard Ramirez, le notoire «traqueur de la nuit» de Los Angeles, a commis des crimes abominables. Odieux, innommables. On parle de lui comme du démon. Né dans une famille nombreuse à El Paso, il est abusé par son père. À douze ans, il tombe sous l’emprise de son cousin vétéran. Ce dernier lui montre des photos de femmes vietnamiennes qu’il a décapitées et violées. Ce cousin lui enseigne des techniques de meurtre, puis finit par tirer une balle dans la tête de son épouse, sous les yeux du jeune adolescent. À treize ans, parti vivre chez sa sœur, Ramirez est pris sous l’aile du mari, voyeur, qui l’emmène avec lui lors de ses expéditions nocturnes.
En comparaison, il m’a fallu des années pour me remettre d’une chiquenaude.
Quelles étaient ses chances à lui?
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