Lorsque, enfant, je tentais de parler à quelqu’un de ce qui se passait à la maison, on m’interrompait systématiquement. Je ne vivais rien d’anormal, m’assurait-on; au contraire, je ferais mieux de mesurer ma chance d’avoir une mère aussi merveilleuse que la mienne. Une fois adulte, la consigne s’est modifiée: je devais comprendre. Pardonner. Surtout, il fallait cesser d’aller voir des psys.
Aujourd’hui, à quarante ans, comme l’artiste contemporaine Marina Abramović qui travaille à partir de son corps, je me donne enfin le droit de vider ma plaie de ce pus, de cette colère taboue qui me gangrène.
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Je ferais mieux de mesurer ma chance |
À la maison, la violence menaçait d’éclater à chaque instant. Je n'ai pas été protégée. J'ai vécu dans la terreur. Si j’essayais de me défendre contre ma mère, mon père me maintenait dans le silence en me pressant d’«arrêter de mettre de l'huile sur le feu». Par ces mots, il me rendait partiellement responsable. Une rage a jailli dans mes entrailles comme de la lave, me brûlant chaque jour un peu plus.
Je ne pouvais me confier à personne. À l'extérieur, ma mère enfilait son masque vertueux. Remarquable manipulatrice, elle se montrait charmante en tout temps et avec tout le monde, du reste de la famille aux commerçants, en passant par nos professeurs. À l’intérieur aussi, je devais taire mes sentiments : pour renforcer son pouvoir, elle nous liguait les uns contre les autres, mon père, mon frère et moi. Elle soutirait nos confidences afin, le moment venu, de mieux nous exposer et nous humilier.
Aujourd'hui encore je me méfie, au quotidien, et de tout: de moi, des gens — même ceux que je connais bien —, d'accomplir les tâches les plus banales.
photo © John Salvino