Bien qu'il ait parfois incarné le troisième enfant — une personne qu'il fallait protéger et qui n'avait qu'un contrôle
extrêmement limité de la situation —, il nous a tout de même évité, je ne sais pas,
qu'est-ce qu'il nous a évité, en fait?
Il passait douze heures par jour dans son cabinet, ce qui n’était financièrement pas nécessaire. De son côté, ma mère a cessé de travailler après une poignée de tentatives soldées par de violentes disputes. Comme un rituel, elle se rendait ensuite avec mon père chez un avocat et faisait émettre des lettres dans le but d’intimider ses ex-collègues.
Lorsque notre père rentrait, vers vingt heures, il réchauffait des surgelés industriels ou des boîtes de conserve. Pour s’assurer que notre travail scolaire soit accompli, il nous avait appris à nous faire mutuellement réciter, mon frère et moi. Le dimanche, nous partions de temps en temps en promenade en forêt pendant que ma mère dormait. Nous nous occupions à trois des lessives, du séchage, des courses au supermarché. Deux dames d’ouvrage venaient nettoyer la maison et repasser. Quant à ma mère, elle triait le linge, point final.
Et surtout — mon père est resté. Il est resté marié à celle qui, quand il racontait quelque chose, lui claquait: «Abrège!». Il aurait pu divorcer et se remarier, mais il aurait perdu notre garde, étant moins habile qu'elle en matière de manipulation. Non, absolument, il a fait beaucoup. Certes, il avait ses leitmotive, «Laisse pisser le mouton» et «Ne mets pas d'huile sur le feu». Il y a autre chose dont je me souviens, cependant. À l'abri des oreilles indiscrètes, il lui arrivait de déclarer: «Tu es un winner».
J'ai longtemps pensé que ma mère devait énormément souffrir de ne pas nous fréquenter mon frère et moi, puisque nous ne sommes plus en contact. Lorsque j'imaginais ses sentiments, j'avais la tête qui tournait. Je me disais: La pauvre, c'est atroce! Ça fait des années qu'elle n'a pas vu ses deux enfants. Des années! Ses deux enfants! Pourquoi ne nous téléphonait-elle pas, ne nous écrivait-elle pas, ne fût-ce que pour simuler des excuses? J'en suis venue à croire qu’elle n'éprouve pas ce type d'émotion.
Pour justifier la situation, elle prétend que nous sommes dans une secte. Il faut le reconnaître: c’est brillant.

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