LA NUIT

Enfant, j'étais comme Marcel Proust: impossible de dormir profondément avant que ma mère soit montée se coucher. Lui, il désirait de toutes ses forces que sa maman entre dans sa chambre; moi, qu'elle n'entre pas.

Je ne lui en refusais pourtant pas l'accès, parce que je voulais éviter sa colère, qui aurait eu pour effet de réveiller mon père. Son sommeil très fragile était affecté par le moindre bruit.

Si je devais utiliser les toilettes pendant la nuit, je n’avais pas peur du noir, j’avais peur de réveiller mon père; que la porte de la petite chambre où il dormait seul s’entrouvre sur sa figure inquiète, pâle et chiffonnée de sommeil. Je craignais qu’il fasse un arrêt cardiaque le lendemain à cause de la fatigue; il décéderait, et nous serions alors entièrement livrés à elle, avec de faibles ressources financières dilapidées en alcool. Nous ne pourrions plus suivre convenablement notre scolarité, synonyme de liberté future, en raison d'une disparition totale de structure et d'horaires — ne fût-ce que jour-nuit , et d’un climat de danger permanent.

Elle regardait la télévision jusqu'à deux ou trois heures du matin, et quand elle montait, ivre, mon système d'alarme me tirait du sommeil. Je me figeais, osant à peine respirer, et j'écoutais: chaque nuit, ses menaces de mort étaient susceptibles de s’actualiser.

Parfois, elle s'immobilisait devant ma porte, hésitant probablement à entrer.

Les fois où elle entrait, elle ouvrait la porte à toute volée, ce qui produisait pas mal de bruit. Il faut cependant croire que ça ne réveillait personne, car jamais on n'est venu voir ce qui se passait.

Elle se mettait dans mon lit.

Ce corps qu'elle m'obligeait à regarder dans la salle de bains
Membres blancs attachés à la masse volumineuse du ventre
Poils foncés et abondants du sexe dont les serviettes hygiéniques tachées de sang bruni traînaient toute la journée sur le radiateur
Ce corps à propos duquel elle me lançait:
«C’est pas la peine de faire cette moue dégoûtée.»
(peur, pas dégoût)
«C’est ça, être une femme. Tu n’y échapperas pas.»

Ce corps, quand elle entrait dans mon lit, je n'y échappais pas, en effet. Elle se serrait contre mon dos, et je faisais semblant de dormir, attendant que ça finisse, les yeux grands ouverts. Parfois, elle s'endormait, et alors c'était encore plus long.

 «Toutes les mamans font ça, venir dormir avec leur enfant».

Toutes les mamans font ça, venir dormir avec leur enfant

Voilà ce que l'on m'a déclaré, des années après, lorsque j'en ai parlé une fois ou deux. C'est une psychiatre qui m'a adressé un jour ces paroles avec fermeté : «Non. Dans sa famille, dans sa chambre, dans son lit, on devrait se sentir en sécurité.»

J'ai beaucoup réfléchi au sentiment que j'éprouvais dans ces moments-là, supposant que c'était de la colère ou de la haine, mais non. C'était du désespoir.



photo © https://unsplash.com/photos/gRujUd2CtTk