Elle obéissait à sa mère comme un moujik!
C'est drôle, ce mot qui me vient. Je vérifie au dictionnaire.
[MOUJIK. Paysan de rang social peu élevé dans l'Empire russe, équivalent à un serf.]
[SERF. Individu qui n'a pas de liberté personnelle.]
À douze ans, j’obéis à ma mère comme un serf. Pourquoi? Conviction d’incompétence généralisée, peur des représailles sur mon père et mon frère... d’où germe ce noble sacrifice de ma personne? Ne suis-je pas censée incarner l’élément le plus vulnérable de la famille? Moi, la cadette, une fille en plus, donc moins forte physiquement… Un mélange de culpabilité et de sens excessif des responsabilités, probablement. Bien lavé, ce cerveau, décidément!
Un matin, elle est si profondément empêtrée dans les brumes de l’alcool que je ne parviens pas à la réveiller. Dois-je insister, ou saisir l’opportunité de choisir seule mes vêtements? Inquiète, je pèse le pour et le contre. Qu’est-ce qui suscitera le moins de colère?
Je pénètre sans bruit dans la chambre. Parce que j’admire le style
classique et mignon d'une de mes copines de classe, je sélectionne un jean
bleu, un chemisier blanc à lignes verticales bleu clair et un cardigan rouge.
Ma copine a déjà porté une tenue exactement pareille et j’en possède les
éléments, cependant ma mère ne les a jamais agencés comme ça. Je
suis toute fière, je me sens adéquate.
Au soir, elle me dit que j'ai eu l'air d'un clown — non: que "les gens ont dû penser que" j’avais l’air d’un clown. Associer un jean, synonyme de relâchement, avec un chemisier distingué! Mais moi... je sais.
Encore aujourd'hui, un minimum de conformisme me rassure. Là où, le weekend, d’autres enfilent survêtement de sport et t-shirt large, rien ne vaut à mes yeux le confort d’un assortiment sobre, à peine assaisonné d’une jolie paire de boucles d’oreille. Je le comprends désormais, m'habiller conventionnel permet de brouiller les pistes. Imaginons que je commette un acte répréhensible sans m’en rendre compte… on m'étiquettera moins vite grâce à mon apparence sage.
Cinq ans après l’épisode du jean-chemisier, il faut croire que ça n'a pas
beaucoup évolué, parce qu'en dernière année du secondaire, le rituel est
toujours en vigueur. Elle n'a pas lâché un pouce de contrôle. Cette après-midi-là
cependant, elle n'est pas présente et je compose ma tenue pour me rendre à l'examen oral d’un prof très sympa et libre-penseur. Il nous a suggéré de ne pas faire
d’effort vestimentaire, contrairement à la coutume.
Au soir, lorsque ma mère me reproche mon choix, je l'informe des consignes: pas besoin d’être tiré à quatre épingles. Elle corrige aussitôt le tir. S'habiller relax, d'accord, mais un pull de laine sur une jupe, c'est affreusement négligé, ça envoie le message que je n'ai aucune considération pour ce prof.
Le coup porte. Ce type si sympa, avec qui je suis fière de bien m'entendre… je suis convaincue qu'il m'estime, et cela m’est infiniment précieux. Il a dû être drôlement déçu. C'est la fin de l'année scolaire, et je ressens une angoisse profonde. Moi qui appréciais tant ce professeur, il se souviendra de moi comme d'une déception.
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