PROLOGUE

Et ta mère?

Euh, la relation n'est pas très bonne...

Bah, tu sais... Toutes les relations mères-filles sont compliquées.

En fait, c'est pire que ça... je ne la vois plus depuis des années. Il n'y a pas de communication saine possible. Elle m’a fait énormément de mal, sans jamais reconnaître aucun tort. Je ne lui demande pas de se vautrer sur un lit de clous en s'accusant; un seul mot suffirait.

Peut-être que les actes de ta maman étaient motivés par l'amour, mais qu'elle ne parvenait pas à l'exprimer.

Peut-être que les actes de ta maman étaient motivés par l'amour

Comment ne plus basculer dans le piège?
Le piège de croire que l'autre tente de minimiser
Le piège de vouloir convaincre que ce que l'on a vécu diffère d'une simple mauvaise entente
Le piège de penser que l'on désire refermer le couvercle de la souffrance honteuse, cachée, non dite

«Lorsque tu m’auras lue, il se peut que tu aies un point de vue différent.»
Ça, c'est une meilleure réponse.
Ensuite, lâcher prise et laisser l’autre penser à sa manière.
Ce sera mon nouveau mode d'emploi.


photo ©  Kenny Eliason

CHUT!

Lorsque, enfant, je tentais de parler à quelqu’un de ce qui se passait à la maison, on m’interrompait systématiquement. Je ne vivais rien d’anormal, m’assurait-on; au contraire, je ferais mieux de mesurer ma chance d’avoir une mère aussi merveilleuse que la mienne. Une fois adulte, la consigne s’est modifiée: je devais comprendre. Pardonner. Surtout, il fallait cesser d’aller voir des psys.

Aujourd’hui, à quarante ans, comme l’artiste contemporaine Marina Abramović qui travaille à partir de son corps, je me donne enfin le droit de vider ma plaie de ce pus, de cette colère taboue qui me gangrène.

Je ferais mieux de mesurer ma chance

À la maison, la violence menaçait d’éclater à chaque instant. Je n'ai pas été protégée. J'ai vécu dans la terreur. Si j’essayais de me défendre contre ma mère, mon père me maintenait dans le silence en me pressant d’«arrêter de mettre de l'huile sur le feu». Par ces mots, il me rendait partiellement responsable. Une rage a jailli dans mes entrailles comme de la lave, me brûlant chaque jour un peu plus.

Je ne pouvais me confier à personne. À l'extérieur, ma mère enfilait son masque vertueux. Remarquable manipulatrice, elle se montrait charmante en tout temps et avec tout le monde, du reste de la famille aux commerçants, en passant par nos professeurs. À l’intérieur aussi, je devais taire mes sentiments : pour renforcer son pouvoir, elle nous liguait les uns contre les autres, mon père, mon frère et moi. Elle soutirait nos confidences afin, le moment venu, de mieux nous exposer et nous humilier.

Aujourd'hui encore je me méfie, au quotidien, et de tout: de moi, des gens même ceux que je connais bien , d'accomplir les tâches les plus banales.


photo © John Salvino

"C'EST LA MÉCHANCETÉ QUI SORT"

Récemment, on m’a présenté une dame qui, apprenant d’où je suis originaire, s’est exclamée: «Oh, j’adore ce pays! Je peux te prendre dans mes bras?». J'ai hésité une fraction de seconde avant d’accepter.

En repensant à ce moment, j’ai réalisé que mon hésitation ne concernait pas l’aspect original de la demande.

Cette dame ne me connaît pas, et elle veut me prendre dans ses bras? Je ne la dégoûte donc pas physiquement?

À partir de cette révélation, j’ai été capable de détecter ce type de sensations.

Au travail, une collègue me tient la cheville pour me stabiliser symboliquement sur une échelle, et je ne peux pas m’empêcher de dire: «Merci beaucoup, c'est bon maintenant, tu peux lâcher.» Je redoutais que ce contact lui soit pénible — toucher ma cheville.

Une autre fois, c’est une nouvelle amie, plus âgée, qui me propose de glisser la main dans un de ses gants fourrés de laine. J’hésite. Dans le métro qui me ramène à la maison ce soir d’hiver, je repense à cette hésitation instinctive et en extrais l’essence. Cette nouvelle amie n’a pas remarqué mes tares, mais ma main dans son gant va me trahir. Une intense émotion m’envahit. Je ne la répugne pas. Larmes aux yeux, soulagement, gratitude.

Ce phénomène s’applique également à mon époux. Lorsqu’il dort plus longtemps que moi, il arrive qu'il se déplace jusqu’à mon côté du lit et pose la tête sur mon oreiller. Ça me procure toujours un bruissement joyeux dans le cœur. Au tréfonds de moi, quelque chose est rassuré.

Certes, après des années de thérapie, je suis capable de me regarder de mes propres yeux, et je me trouve vraiment belle. Je me découvre saine. Mes lunettes et un peu d'embonpoint ne me gênent pas. Tant pis pour les standards des magazines: je resplendis avec des cheveux en bonne santé, une peau douce, un sourire serein. YES!

Et pourtant… c'est comme si, dissimulée au fond de moi, jaillissait une source infâme d'où suinteraient de manière perceptible le mal et la méchanceté.

C’est la personne qui m’a mise au monde qui m’a sali le cerveau. Dès la petite enfance, elle m'a reproché toutes sortes de défauts. Lorsque je tentais d'y remédier, elle m’accusait du contraire. Aujourd’hui, je sais que cette tactique porte un nom: la double contrainte. Si je riais, j’étais vulgaire et je monopolisais l’attention. Si je me modérais, elle m’avertissait que des gens s’étaient plaints de mon soporifisme.

D’après elle, jusqu'à mes intentions étaient mauvaises. Par exemple, si je saluais une dame âgée du quartier, ma mère me culpabilisait par la suite j’avais pris un ton agressif, ou j’essayais de l’amadouer. Je croyais qu’elle sondait ma conscience mieux que moi, puisqu’elle y repérait les racines nocives de comportements convenables.

Je devais écrire des lettres dans lesquelles je détaillais ce que j'avais fait de mal. Il fallait que ce soit convaincant: que je la persuade que je possédais effectivement ce défaut, que j'avais effectivement eu cette intention nuisible. Quitte à inventer d'autres exemples pour lui montrer que j'avais compris, et qu'elle avait raison. Je devais aussi la remercier, car elle se dévouait, me bravant pour mon bien. Et si la lettre n'était pas suffisamment efficace, il fallait recommencer. Je pleurais, et elle disait: «C’est bien. C’est la méchanceté qui sort.»


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À LA PETITE ÉCOLE

À la petite école, on nous donne un coussin pour y poser la tête pendant la sieste. Les parents ont pour consigne de fabriquer une housse. Ma mère en commande la confection à partir d’un torchon à vaisselle.
J'admire les coussins de mes camarades, sans les envier toutefois. À mon sens, c’est normal. L’ornement, la délicatesse, cela ne s’applique pas à moi.

La fille qui se plaint, quoi.
C'est original un torchon à vaisselle, c'est un tissu solide au moins.
(oui, et doux, je vous dis pas)

La fille qui se plaint, quoi.

Alors oui, en tant que fait isolé, ça ne serait effectivement pas grave. Tout à fait d'accord. Mais la moche coupe de cheveux, toute courte, frange inégale, les énormes lunettes qui bouffent le petit visage? ce sont des faits isolés? oui? c'est le goût de l'époque? Je vous arrête.

Si la personne est gentille et bien intentionnée, rien de cela ne compte. Mais quand elle ne l'est pas, quand elle agit en douce, ces éléments deviennent des indices, et refuser de les envisager comme tels est un problème.

Elle a rien d'autre à faire que s'auto-apitoyer et critiquer sa mère des décennies après! Moi j'ai perdu la mienne, je donnerais tout pour la retrouver!

#impossibilitésocialedecritiquerunemère


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GRAND-MÈRE

Ma mère a réussi à me convaincre que ma grand-mère faisait uniquement semblant de m'aimer; que seul mon frère importait à ses yeux. Que je n'aurais pas pu m’en rendre compte, parce que Grand-Mère veillait à dissimuler son désintérêt, se forçant à me sourire, m'offrant un cadeau pour mon anniversaire. Mais que je ne m'y fie pas: elle n'en avait rien à faire de moi.

Je l'ai crue.

Bien des années plus tard, en feuilletant de vieux albums, j’ai découvert une photo sur laquelle nous faisions du bricolage Grand-Mère et moi  juste elle et moi. Au dos, mon aïeule avait inscrit: «N'est-ce pas charmant?». En lisant ces mots, j'ai saisi, en tous cas j'ai décidé, qu'elle m'appréciait vraiment.

Plus tard encore, lors d’un travail thérapeutique, je me suis rappelé quelque chose. Je gratouillais tout doucement sa nuque, comme mon grand-père faisait de son vivant. Elle me l’avait une fois proposé, et c’était devenu une petite connivence entre nous. Un jour, en privé, ma mère m’a reproché ce geste: c’était sexuel, dégoûtant, une manie de vieille dame, et je ne devais jamais recommencer. J'ai ressenti de la honte de l'avoir fait; de la honte, aussi, de ne pas avoir repéré la nature sexuelle, dégoûtante, de l'acte.

Là, déterrant ce souvenir enfoui, j’ai réalisé que non, cela n'avait rien de déplacé; d’ailleurs, cela se produisait parfois au restaurant. Quel adorable tableau, une fillette qui chatouille sa grand-mère dans la nuque...

Ce souvenir m'a apporté autre chose de précieux. Grand-Mère ne pouvait pas me trouver totalement répugnante, puisqu'elle acceptait que je pose mes doigts sur elle.

Comment expulser cette fureur qui s'empare de moi en pensant aux manipulations maternelles?


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MON OURS TRISTE

Je trouvais que mon ours en peluche avait l'air triste. 
Je lui murmurais des choses à l'oreille pour le consoler.


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UN BAISER!

Je ne recevais pas de tendresse. Ni de ma mère, ni de mon père, ni de mon frère. Dans la famille, on ne se prenait pas dans les bras. On ne se touchait pas. Personne ne me disait: je t’aime. Par contre, lorsque j'allais dormir, depuis le divan dont elle ne se levait pas, ma mère ivre exigeait avec dureté: «UN BAISER!».


Un jour, j'ai réalisé que mon aversion pour le mot «câlin» était liée à mon passé d'enfant. Un drôle de chemin mental m'avait fait détester ce que je ne recevais pas; je trouvais ce mot ridicule. Laid. Un terme réservé aux personnes faibles, bébêtes, aux poules mouillées élevées dans du coton. En seconde position dans mon palmarès, il y avait «tendresse».

Aujourd'hui encore, il y a des gens qui me déclarent: «Ta maman, c'est quelqu'un de bien»Que répondre?

           
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BONNE FÊTE MAMAN

En classe, à l’approche de la fête des mères, on fabriquait des cartes.
Il fallait écrire des choses comme:  «Maman, tu es merveilleuse, chaque jour tu me combles d’amour».

«Maman... tu es merveilleuse.»

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HANSEL ET GRETEL

Dans les contes de fées, la mère malveillante n'existe pas.
On dirait que oui, mais non: c'est la marâtre.
Marâtre: Femme du père, par rapport aux enfants nés d'un précédent mariage
Femme qui maltraite les enfants que son mari a eus d'un mariage précédent.
La méchante dame des contes de fées, ce n'est jamais la mère biologique.

Dans le temps, notre conte préféré à mon frère et à moi, celui que notre tante devait nous raconter dix fois d'affilée, c'était Hansel et Gretel. À la fin, les enfants enferment la méchante dame dans un four et elle y brûle.



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ILS SONT BIEN SOUMIS

Notre quartier comportait un magasin de vêtements pour enfants. Ma mère allait parfois discuter longuement avec la vendeuse. Quand je dis longuement, c'est longuement. Certes, nous étions petits, nous ne savions pas lire l'heure, et quand les enfants s’ennuient, les heures semblent des siècles, surtout quand on est debout sans bouger—car on ne parle pas ici de courir entre les rayons ni de toucher les vêtements. La vendeuse complimentait toujours ma mère: comme ils sont bien élevés, si calmes, si patients.

Lorsque j'y repense, ça m’atteint, parce que j’ai découvert bien plus tard que ce n'est pas dans la nature d'un enfant qui s’ennuie d'être sage comme une image, interminablement. La vendeuse aurait mieux fait de dire: «Ils sont bien soumis. Ils n'expriment plus rien. Vous avez vraiment réussi à les mater.»




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EN RENTRANT DE L'ÉCOLE

Malgré que l’école ne se situe qu’à une dizaine de minutes à pied, notre mère ne nous accompagne jamais: le matin, elle dort.
Elle ne vient pas non plus nous chercher.
Même si nous possédons chacun notre clé mon frère et moi, il nous arrive de les oublier. Dans ces cas-là, nous sonnons, une sonnette particulièrement stridente d’ailleurs; mais parfois, elle n’ouvre pas.

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DES MENACES DE MORT

La nuit, il lui arrivait de claquer des portes, de hurler dans l'escalier. Elle était ivre. Elle menaçait de mettre le feu à la maison, de tuer mon père pendant son sommeil. J'avais peur. Personne ne réagissait: nous respections le protocole paternel.

Une fois, je pouvais avoir huit ans, nous avons été convoqués dans la salle de bains au milieu de la nuit. Immobile, muet et soumis, mon père se comportait dans ces cas-là comme le troisième enfant. Elle, visage furieux, doigt pointé en direction d'une serviette de bain qui avait glissé du présentoir.

— Qui a fait ça? Toi? Toi? Ou toi? Je vous préviens. La prochaine fois, celui qui fait ça, je le tue.

Chacun est retourné dans sa chambre en silence. Terrorisée, je pleurais sans bruit.



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LA NUIT

Enfant, j'étais comme Marcel Proust: impossible de dormir profondément avant que ma mère soit montée se coucher. Lui, il désirait de toutes ses forces que sa maman entre dans sa chambre; moi, qu'elle n'entre pas.

Je ne lui en refusais pourtant pas l'accès, parce que je voulais éviter sa colère, qui aurait eu pour effet de réveiller mon père. Son sommeil très fragile était affecté par le moindre bruit.

Si je devais utiliser les toilettes pendant la nuit, je n’avais pas peur du noir, j’avais peur de réveiller mon père; que la porte de la petite chambre où il dormait seul s’entrouvre sur sa figure inquiète, pâle et chiffonnée de sommeil. Je craignais qu’il fasse un arrêt cardiaque le lendemain à cause de la fatigue; il décéderait, et nous serions alors entièrement livrés à elle, avec de faibles ressources financières dilapidées en alcool. Nous ne pourrions plus suivre convenablement notre scolarité, synonyme de liberté future, en raison d'une disparition totale de structure et d'horaires — ne fût-ce que jour-nuit , et d’un climat de danger permanent.

Elle regardait la télévision jusqu'à deux ou trois heures du matin, et quand elle montait, ivre, mon système d'alarme me tirait du sommeil. Je me figeais, osant à peine respirer, et j'écoutais: chaque nuit, ses menaces de mort étaient susceptibles de s’actualiser.

Parfois, elle s'immobilisait devant ma porte, hésitant probablement à entrer.

Les fois où elle entrait, elle ouvrait la porte à toute volée, ce qui produisait pas mal de bruit. Il faut cependant croire que ça ne réveillait personne, car jamais on n'est venu voir ce qui se passait.

Elle se mettait dans mon lit.

Ce corps qu'elle m'obligeait à regarder dans la salle de bains
Membres blancs attachés à la masse volumineuse du ventre
Poils foncés et abondants du sexe dont les serviettes hygiéniques tachées de sang bruni traînaient toute la journée sur le radiateur
Ce corps à propos duquel elle me lançait:
«C’est pas la peine de faire cette moue dégoûtée.»
(peur, pas dégoût)
«C’est ça, être une femme. Tu n’y échapperas pas.»

Ce corps, quand elle entrait dans mon lit, je n'y échappais pas, en effet. Elle se serrait contre mon dos, et je faisais semblant de dormir, attendant que ça finisse, les yeux grands ouverts. Parfois, elle s'endormait, et alors c'était encore plus long.

 «Toutes les mamans font ça, venir dormir avec leur enfant».

Toutes les mamans font ça, venir dormir avec leur enfant

Voilà ce que l'on m'a déclaré, des années après, lorsque j'en ai parlé une fois ou deux. C'est une psychiatre qui m'a adressé un jour ces paroles avec fermeté : «Non. Dans sa famille, dans sa chambre, dans son lit, on devrait se sentir en sécurité.»

J'ai beaucoup réfléchi au sentiment que j'éprouvais dans ces moments-là, supposant que c'était de la colère ou de la haine, mais non. C'était du désespoir.



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COMME UN THÉ CHAUD ET BIENFAISANT

Un soir, mes parents reçoivent du monde. Cela se produit rarement. Il s'agit d'un couple avec deux enfants; nous ne les connaissons pas bien. Le couple est un peu plus âgé que mes parents. Moi, j'ai huit, neuf ans.

Au moment de se dire au revoir, les adultes discutent dans le vestibule et je me tiens près d'eux, quand tout à coup je ressens un bien-être paradisiaque. Une émotion infiniment profonde, et saine. Comme un thé chaud et bienfaisant versé à l'intérieur de moi. Que se passe-t-il donc?

Le monsieur a posé sa main sur ma tête; il me caresse doucement les cheveux.




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LES PLUS GENTILS ENFANTS DU MONDE

À la petite épicerie pas loin de chez nous, il arrivait que les enfants des propriétaires surveillent la boutique. Ma mère les appelait: les plus gentils enfants du monde.

Cela me semblait terriblement injuste parce qu’ils avaient déjà deux parents aimants, eux. Je leur en voulais—à eux, pas à elle.

Un jour, mon frère et moi, on lui a demandé qui elle préférait, eux, ou nous. Notre question n'était pas celle d'enfants exigeants ou jaloux; c'était celle d'enfants qui ne recevaient ni câlins, ni compliments, ni validation. Nous avions besoin de savoir.

Elle n'a jamais fourni d'autre réponse que: «C'est différent.» Dit d’un ton ennuyé, comme si elle tentait malhabilement de cacher quelque chose.




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VOIX

"Tu croyais que je ne t’entendrais pas, hein? Tu t’es trompée. Tu ferais mieux de laisser tomber, tu ne chanteras jamais bien."

Zut, j’avais ressenti une petite vibration de joie. Encore une fois, j’étais à côté de la plaque; surtout, j’ai honte d’avoir été prise en flagrant délit.


Jamais.

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BON ANNIVERSAIRE

Dans les films, les gens font preuve de noblesse. Héroïques, ils se révoltent, tiennent tête. Moi, je ne le faisais pas, à cause des représailles.

Quand j'étais petite, je ne supportais pas de mettre des robes. C'était très fort; de l'ordre de l'identité bien plus que du caprice. J'aimais qu'on me prenne pour un garçon. J'ai détesté que mes seins poussent, devoir renoncer à me promener torse nu.

Pour mon anniversaire, des camarades venaient jouer à la maison et elle m'obligeait à porter une robe. Vous allez me dire, il y a pire dans la vie. Oui, c'est un fait, il y a franchement pire.

Une fois, je me suis rebellée. J'ai pleuré, crié. Quand elle a menacé de téléphoner à tous les parents pour prévenir que la fête était annulée parce que j'étais infernale, je l'ai mise, sa foutue robe.



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UNE PAIRE DE PATINS VAUT BIEN MA FILLE

Une fois, elle passe son bras autour de mes épaules.
Des années durant je m’accroche à cette exception: une proximité physique adéquate. J’y lis l’approbation; une sympathie; allez, on va dire: de la fierté. Jusqu’au jour où je conscientise que ce geste a eu lieu devant témoins. Comment ai-je pu être si naïve, si longtemps? Probablement parce que j'avais besoin d’y croire.

Aux autres, elle parle de nous en termes favorables. Nous admirons sa loyauté; puis, quelque part, cela signifie qu’elle nous apprécie quand même un peu. Il ne nous vient pas à l’esprit qu’il s’agit d’une stratégie.
Se montrer aimable, patiente et compatissante devant les autres, et haineuse en leur absence, sans jamais s’emmêler les pinceaux, c'est de l'ordre d'Hannibal Lecter. Vous voyez?


Ce psychopathe né de la plume de Thomas Harris, qui se contrôle en permanence, et qui fascine les gens malgré qu’il se nourrisse de chair humaine.
Elle se nourrissait de notre âme.


«Tu as tellement de chance d’avoir une mère comme elle.»
J'enregistre l’information depuis toute petite. Puisque le monde l'adule, si elle me dit que je suis presque irrécupérable, c'est que c’est vrai. Elle me connaît, elle sait ces zones marécageuses, nauséabondes en moi que je ne distingue pas. Heureusement qu’elle ose me dire la vérité, parce que les autres craignent de m'en parler.

«Les autres» ... Ce magma impersonnel dont j’ai appris à me méfier. Ces gens qui ne me communiquent rien directement, mais expriment à ma mère leurs appréhensions. Je suis tellement habituée à vivre dans la peur et dans la honte que jamais je ne vérifierais auprès de ces personnes. Je ne doute pas de ma mère, et je suis convaincue qu’elles confirmeront.
Je ne me confie pas non plus à ma grand-mère Mamita, mon autre grand-mère, de qui je suis pourtant très proche: et si, en découvrant ces travers que ma mère s’évertue à corriger, ma grand-parente réalisait qu’elle se trompait — qu’elle avait tort de m’aimer? Je n’imagine pas le concept d’amour inconditionnel. Moi, j’ai trop de mauvais, caché dans des endroits bizarres, j’en ai jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle.

«Ton amie voulait te parler au téléphone, mais elle m’a d’abord demandé si tu étais de bonne humeur. Continue comme ça, et bientôt tu auras réussi à faire le vide autour de toi.»
«Elles sont plusieurs mamans d’élèves à s’interroger à ton sujet.»


De quatre à dix ans environ, j’ai une meilleure amie. Je suis numéro 1 dans le cœur de quelqu’un! Nous fabriquons des potions à base de produits nettoyants (c’était les années 80), jouons dehors, nous racontons tout (sauf ce qui se passe à la maison, en ce qui me concerne). Vers l’âge de onze ans, elle se rapproche beaucoup de l’une de nos copines de classe.
«Elle a reçu des patins à roulettes de la part des parents de cette fille. Tu ne comptes plus pour elle. C’est l’autre, maintenant, sa meilleure amie.»
Je bondis à pieds joints dans le piège. Profondément déstabilisée, je m’éloignerai de mon amie sans un mot.


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LA MÉTAMORPHOSE

Elle est hospitalisée pour quelque chose de bénin, qui nécessite cependant de passer la nuit sur place. Nous allons la voir, et il se produit un phénomène merveilleux.

Depuis son lit, elle nous demande, à mon frère et à moi, comment s'est déroulée notre journée à l’école. Elle nous témoigne une attention bienveillante. Accueillante, douce, à l'écoute, elle agit avec nous comme elle le fait avec le monde extérieur.

Nous pourrions nous en étonner. Nous pourrions nous méfier, la critiquer. Pourquoi tu t'intéresses à nous, tout à coup? Mais non. Nous sommes heureux. Quand on a très faim et que de la nourriture appétissante apparaît soudainement, on mange, surtout lorsque l'on est enfant.

Le lendemain, nous allons la chercher. Mon père gare la voiture juste devant la dizaine de marches reliant l'entrée de la clinique et le trottoir. Au milieu de l'escalier, elle nous fait une remarque pernicieux. Elle est de retour.


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CHEVEUX

Autour de treize ans, j'ai l'idée d'ébouriffer un peu ma frange. Avec les doigts, je déplace sur le côté ces cheveux épais qui normalement tombent droit, à la façon d'un casque, au-dessus de mon petit visage encombré de lunettes.

Grand-Mère complimente mon nouveau style. Trente ans après, je le vis encore comme une preuve qu'elle peut être bien intentionnée envers moi une anomalie dans le portrait dressé par ma mère.

Je goûte un bonheur très doux:

2. Grand-Mère m'a validée: quelle fierté! j'ai enfin trouvé comment gagner (un peu de) son estime.

Ma mère parvient rapidement à me faire changer d'avis. Une question de mauvais genre, calamité à éviter à tout prix, apparemment.

Mauvais genre

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DEUX TOURS DE PARC

J'avais quelques kilos en trop à l'adolescence. Enfin bon, disons-le, j'étais obèse.

Un jour, je rentre complètement euphorique à la maison: à la gymnastique, j'ai couru deux tours de parc. Un exploit, pour moi. Mes camarades m’ont même applaudie!


Quand je lui raconte, ma mère ne sourit pas. Son visage exprime une peine délicate.
 Tu es sûre qu'ils ne pensaient pas plutôt: «Regardez ce que la grosse a été capable de faire»?


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MASSE

À treize ans, je pèse une fois et demi mon poids santé.

Mes parents m’emmènent passer une échographie afin de vérifier que je ne suis pas enceinte, malgré que je sois demeurée vierge jusqu’à mes dix-neuf ans.


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DES RUMEURS DÉGRADANTES

En classe, on doit remplir une fiche à propos de notre entourage. On peut cocher une case si l’on désire un entretien avec un psychologue.

Mon rendez-vous a lieu sur place. Une dame que je n'ai jamais vue m'interroge dans un petit bureau froid aux murs blancs. «Quelle quantité boit-elle? À quelle fréquence?».

Je commence à répondre, mais très vite je me tais, l'esprit envahi de questionnements. Va-t-on me soustraire à ma famille? Si oui, où irai-je? Mon père sera-t-il blâmé? Habituée à ne pas pouvoir faire confiance, j’imagine des délations. Pour se rendre intéressante, votre fille répand des rumeurs dégradantes à votre sujet. J’ai honte, et peur.

Si mes parents l’apprennent, si une enquête se déclenche, de terribles représailles m'attendront au tournant. Alors, je dis: «Ce n'est pas si grave, je m’en rends compte maintenant».

Ça s'arrête là.


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JAMBES

À la maison, nous visionnons L'Effrontée, de Claude Miller. L'héroïne porte une minijupe en jean.
— Tu admires ses jambes, hein? clame tout à coup ma mère.

Je la fixe sans répondre, paralysée par cette peur que je connais bien: j'ai fait quelque chose de mal sans le savoir.
— Inutile d'y penser, poursuit-elle. Tu ne pourras jamais mettre des minijupes comme elle. Tu ne seras jamais mince.

Personne ne conteste.

Jamais.


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ROUGE

À quinze ans, je m’achète un tube de rouge à lèvres en secret. J'en mets un petit peu. Elle s'en aperçoit. Elle appelle mon père et, le prenant à témoin, déclare que j'ai l'air d’une prostituée, et que je suis ridicule.

Moi, avoir l'air d'une prostituée, ça ne me dérangeait pas; en fait, j'ai considéré ça comme un compliment — je pouvais donc séduire, en dépit de mes tares. Mais ridicule, ça, j'en ai conçu de la honte. Je n'étais même pas capable de me rendre compte que j'avais mal appliqué un peu de maquillage.



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DÉCOLLETÉ

J'affiche un poster de Madonna au mur de ma chambre. Sur la photo (prise par Herb Ritts, quand même!), la star porte une veste en cuir entrouverte sur un soutien-gorge bustier en dentelle noire.

Dès que ma mère remarque le poster, elle m’oblige à le détacher. Son discours m’a convaincue: j’ai honte d'avoir apprécié tant de mauvais goût et de vulgarité.



Photo: Herb Ritts.

ALLURE

Elle insiste pour entrer dans une boutique de luxe, et me fait essayer un article hors de prix.
— Mais… c’est beaucoup trop cher, dis-je.

Elle s’assure que la vendeuse ne puisse pas entendre.
Tu t’en fous, c’est quand même Papa qui paie.

Je ne cède pas. Une tache tenace et le vêtement sera fichu…
— Comme tu veux, conclut-elle. Tu auras toujours l’air d’une sans-abri.


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(AMIES)

"Tes amies, ce ne sont pas des amies. Ne va surtout pas te faire d'illusions. Elles font semblant de t'apprécier, mais en réalité, elles t'utilisent comme faire-valoir auprès des garçons parce que tu es grosse."


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