Récemment, on m’a présenté une
dame qui, apprenant d’où je suis originaire, s’est exclamée: «Oh,
j’adore ce pays! Je peux te prendre dans mes bras?». J'ai
hésité une fraction de seconde avant d’accepter.
En repensant à ce moment, j’ai
réalisé que mon hésitation ne concernait pas l’aspect original de la demande.
Cette dame ne me connaît pas, et elle veut me prendre dans ses bras? Je ne la dégoûte donc pas physiquement?
À partir de cette révélation,
j’ai été capable de détecter ce type de sensations.
Au travail, une collègue me tient la cheville pour me stabiliser symboliquement sur une échelle, et je ne peux pas m’empêcher de dire: «Merci beaucoup, c'est bon maintenant, tu peux lâcher.» Je redoutais que ce contact lui soit pénible — toucher ma cheville.
Une autre fois, c’est une nouvelle amie, plus âgée,
qui me propose de glisser la main dans un de ses gants fourrés de laine.
J’hésite. Dans le métro qui me ramène à la maison ce soir d’hiver, je repense à
cette hésitation instinctive et en extrais l’essence. Cette nouvelle amie
n’a pas remarqué mes tares, mais ma main dans son gant va me trahir. Une
intense émotion m’envahit. Je ne la répugne pas. Larmes aux yeux, soulagement,
gratitude.
Ce phénomène s’applique
également à mon époux. Lorsqu’il dort plus longtemps que moi, il arrive qu'il
se déplace jusqu’à mon côté du lit et pose la tête sur mon oreiller. Ça me
procure toujours un bruissement joyeux dans le cœur. Au tréfonds de moi, quelque
chose est rassuré.
Certes, après des années de thérapie, je suis capable de me regarder de mes propres yeux, et je me trouve vraiment belle. Je me découvre saine. Mes lunettes et un peu d'embonpoint ne me gênent pas. Tant pis pour les standards des magazines: je resplendis avec des cheveux en bonne santé, une peau douce, un sourire serein. YES!
Et pourtant… c'est comme si,
dissimulée au fond de moi, jaillissait une source infâme d'où suinteraient de
manière perceptible le mal et la méchanceté.
C’est la personne qui m’a mise
au monde qui m’a sali le cerveau. Dès la petite enfance, elle m'a reproché
toutes sortes de défauts. Lorsque je tentais d'y remédier, elle m’accusait du
contraire. Aujourd’hui, je sais que cette tactique porte un nom: la
double contrainte. Si je riais, j’étais vulgaire et je monopolisais
l’attention. Si je me modérais, elle m’avertissait que des gens s’étaient
plaints de mon soporifisme.
D’après elle, jusqu'à mes
intentions étaient mauvaises. Par exemple, si je saluais une dame âgée du
quartier, ma mère me culpabilisait par la suite — j’avais pris un ton agressif, ou j’essayais de l’amadouer.
Je croyais qu’elle sondait ma conscience mieux que moi, puisqu’elle y repérait les
racines nocives de comportements convenables.
Je devais écrire des lettres dans lesquelles je détaillais ce que j'avais fait de mal. Il fallait que ce soit convaincant: que je la persuade que je possédais effectivement ce défaut, que j'avais effectivement eu cette intention nuisible. Quitte à inventer d'autres exemples pour lui montrer que j'avais compris, et qu'elle avait raison. Je devais aussi la remercier, car elle se dévouait, me bravant pour mon bien. Et si la lettre n'était pas suffisamment efficace, il fallait recommencer. Je pleurais, et elle disait: «C’est bien. C’est la méchanceté qui sort.»
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